Chère Clara,
Depuis un certain temps, tu te poses des questions sur tes origines. Et tu finis par me les poser... pour ma plus grande joie. Non pas que j'aie spécialement envie de fouiller à nouveau dans mon passé ou de mettre de l'ordre dans le grenier des souvenirs. Il s'agirait plutôt du plaisir à voir ma fille affronter le passé avec sérénité. La candeur et la franchise de tes questions me réjouissent et je vais te dire pourquoi. Mais ne brûlons pas les étapes et laisse-moi te narrer une tranche de vie de ton énigmatique père...
Tu sais qu'au début des années septante, ton grand-père, ton "Abuelo", était ouvrier dans une usine textile à Santiago, au Chili. Après le coup d'état du 11 septembre 1973, la junte militaire a ordonné l'arrestation de nombreux dirigeants syndicaux. Abuelo faisait partie d'eux. Il vécut l'arrestation arbitraire, les coups, les tortures, les interrogatoires à l'électricité, l'humiliation, l'emprisonnement, le camp de concentration de Melinka (aujourd'hui rasé) et finalement l'exil en Belgique avec sa famille. C'est à dire ma mère, mon jeune frère et moi.
J'avais cinq ans à mon arrivée au plat pays. Cinq ans. C'est un âge où certaines choses deviennent intelligibles. D'autres sont simplement subies et laissent des blessures dont la profondeur est proportionnelle au temps de guérison. Alors forcément, ce sont ces jalons qui constellent les souvenirs de mon enfance...
L'exil, ce fut la séparation avec la famille. Au Chili, la maison maternelle hébergeait la famille élargie. Grands-parents, oncles tantes, cousines. Tout le monde vivait sous le même toi. Mon frère et moi faisions partie de quelque chose de plus grand qu'une famille. Nous étions un clan, une tribu.
La Belgique, ce fut la fin d'une vie familiale large. Nous étions dès lors une branche coupée de l'arbre.
L'exil, ce fut la perte d'une langue et d'une culture. Beaucoup de Chiliens vécurent la même chose. Cela eut pour effet de souder la communauté chilienne et initia des liens puissants qui durèrent longtemps. Ce n'est qu'à la fin du secondaire que je commençai à fréquenter des autochtones en-dehors de l'école.
L'extérieur, c'est à dire l'ensemble de la société, était perçu comme menaçant, voire hostile. Nos parents étaient nos alliés. Nous étions toujours sur nos gardes.
L'exil, ce fut l'école. Dans le quartier de San-Joaquin à Santiago, mon frère et moi vivions dans une grande liberté. Comme tous les autres enfants de notre âge, nous pouvions jouer dehors pieds nus jusqu'à des heures indues. A notre arrivée en Belgique, je n'étais que vaguement scolarisé. Je fis connaissance avec la rigueur scolaire mais également avec la vie en appartement et le béton partout. Nous devions aller au parc pour trouver de la terre.
L'exil, ce fut le froid, la pluie, la grisaille et la perte de repères que constituaient les montagnes de la cordillère des Andes. Les Andes, les sommets toujours enneigés que nous avions pour décor naturel. J'ai encore en moi l'azur du ciel, la chaleur du soleil et, à la tombée du soir, l'odeur de la terre arrosée et des fleurs... images et parfums... souvenirs.
L'exil, ce fut la gêne, pour ne pas dire la pauvreté. Ma petite famille arriva en Belgique avec deux valises. Bien que grandement aidés par divers milieux associatifs, nous vivions chichement. C'était notre quotidien. Là aussi, ce n'est qu'en arrivant dans l'enseignement supérieur que je me rendis compte de notre déshérence. Je découvris qu'on pouvait acheter une nouvelle paire de chaussettes au lieu de repriser les vieilles. Ou acheter des vêtements plutôt que de se refiler vestes et chaussures. Ou partir en vacances et fréquenter un club de sport au lieu de chercher une activité. Ou s'acheter un sandwich au lieu du sac à tartines. Imagine l'extravagance que représentait pour moi des étudiants se déplaçant avec leur propre voiture !
Je n'ai pas complètement délaissé le fil et l'aiguille. Mais maintenant, c'est pour mon plaisir.
Quant à l'héritage familial ou à l'aide financière des aînés, je n'y ai jamais compté.
L'exil, ce fut le stress face à la délinquance maroxelloise. Surtout lorsque nous habitâmes Laeken et, par la suite, Molenbeek. C'était le double exil. Mon frère et moi n'étions ni belges, ni marocains. Avec les uns, nous affrontions la discrimination à l'entrée des boîtes et pas la bonne carte d'identité. Avec les autres, le danger permanent car nous n'étions pas assez bronzés. Nous ne faisions partie d'aucune majorité et n'avions accès ni aux avantages de l'une, ni de l'autre.
L'exil, c'était vivre dans le temporaire. Pendant les premières années, mes parents convaincus que l’exil n'était que provisoire refusaient d'acheter ou de s'investir dans leur nouvelle vie. Ils décidèrent d'acheter une maison dix-huit années après notre atterrissage.
L'exil, ce fut le sentiment d'être en dehors de la société. La croyance était tenace de n'avoir pas droit au bien être, à des loisirs, à une bonne école, à un travail et surtout à une compagne. Il m'a fallu des décennies pour sortir de ce fantasme et comprendre que moi et les autres Chiliens faisions partie intégrante du tissu social belge. Et surtout pour réaliser que moi aussi je pouvais fonder une famille, que je n'étais pas maudit des dieux.
L'exil ce fut enfin ce qu'il faut taire. Certains sujets étaient tabous car la charge émotionnelle qu'ils recelaient mettaient en danger le fragile équilibre et l'apparente tranquillité. Là encore, j'ai l'impression de m'être construit seul jusqu'à ce que je sois grand. Assez grand en tout cas pour apporter la parole et bousculer les idoles du passé.
Sans doute y-a-t-il eu des moments heureux dans mon enfance. Je me souviens du plaisir à déambuler seul et les mains libres dans les rues de Jette. La plupart de ces bienheureux souvenirs sont encore à retrouver. Mais je ne les cherche plus vraiment. Je les accueille quand ils se présentent, comme un coffre jeté par le ressac sur la plage.
Le Serpent m'a soufflé cet adage : "Je n'ai jamais rencontré de personne forte avec un passé facile".
A vrai dire, il est des moments où je réalise la force acquise à l'épreuve endurée.
Je me souviens de cette alerte à la bombe au festival de musique latino-américaine. Les 5000 présents quittèrent la salle avec une nonchalance qui impressionna le responsable de la salle. Là où il attendait une cohue paniquée, il vit sortir des hommes et des femmes avec discipline et bonne humeur. Je suis encore fier d'être leur semblable.
Au moment des attentats de Bruxelles, je vis fleurir ça et là des syndromes post-traumatiques. Notamment parmi mes collègues alors qu’ils n’avaient aucun lien avec les événements. Je réalisais qu'à vivre sans coup férir, l'humain s'érige poussivement.
J'ai souvent été le seul à exprimer mon opinion quand elle allait à l'encontre de l'autorité établie. Je n'ai jamais regretté de l'avoir fait. Même si les conséquences furent souvent désavantageuses pour moi.
Les événements historiques et les déambulations de notre famille ont contribué, chez moi, à façonner un être torturé et complexe, comme tu le sens parfois. Aussi un être naturellement silencieux, prompt à enfouir les choses à l'intérieur et ne s'estimant pas autorisé à interroger ses parents. Car interroger, c'est remuer les plaies. Et remuer les plaies, c'est faire mal à nos proches. C'est pourquoi pendant trop longtemps, le silence a tenu lieu de conversation au sein de ma famille. Je ne parle d'une absence d'échange d'idées. Non, je parle du mutisme des sentiments et des émotions.
C'est pourquoi à te regarder aujourd'hui vivre simplement et poser des questions avec la force que confère le calme intérieur, je me dis qu'un être plus beau et plus équilibré prolonge cette ascension, comme le fruit juteux d'un arbre dont les racines plongent dans le marais.
Clara, étoile de mes yeux, tu incarnes l'avenir. Pas seulement parce que tu es née après moi, mais surtout parce que l'exil, la pauvreté, le décalage ou l'atrophie de l'âme n'ont que peu de prise sur toi. A ce jour, tu es déjà plus parfaite et plus achevée que tes parents. Plus apte à jouir de l'existence, également. Je le vois à ton lumineux sourire.
J'estime avoir fait plus que ma part de travail pour déposer le sac de pierres. Ce fut ma manière de t'aider à te débarrasser de celles qui ne t'appartenaient pas. Plus légère et plus libre, je te fais confiance pour trouver ton propre chemin. Tu l'as toujours fait, après tout.
Va en paix, ma belle, et sois heureuse.
Ton père
Sergio Rojas Galaz
Crédit photographique : Sergio Rojas Galaz
Comments